Nos éditions

Conférences

le 16 août 2018

Les barbares attaquent !

Une application I-santé d’Apple, une course avec Uber, une voiture autonome Tesla et la planète Mars, quel rapport ? Ce sont toutes des attaques en cours. Notre monde opère une mue sans précédent, à grands coups de gigabits. Les innovations technologiques crépitent plus que jamais. Ne sentez-vous pas leur pouls dans votre quotidien ? Elles palpitent, tellement intégrées qu’elles en deviennent imperceptibles. Le numérique est partout et global. Il infiltre tous les systèmes, industries comme institutions, et est porté par de véritables conquérants balayant toutes les conventions. Anxiogène ? Un peu. Excitant ? Aussi. Prenons quelques minutes pour comprendre ces invasions barbares. En pleine polémique UberPop, Nicolas Colin, conférencier du cycle « Le citoyen à l’heure du numérique », est venu décrypter ce tournant de notre histoire. Un épisode assez rare à ne pas manquer qui nous fait mieux comprendre pourquoi les États-Unis ont les GAFA, et la France… la CNIL.

Notre conférencier l’avoue volontiers : le hasard l’a conduit à formaliser le décryptage de l’assaut numérique. Et, le hasard faisant bien les choses, les titres de presse vérifient chaque jour ou presque la théorie qu’il a développée avec Henri Verdier, celle qui régit l’économie numérique. C’est en quelque sorte la loi du plus fort, ou du plus rapide. La loi du réseau aussi, 2.0 oblige. Sa théorie, il la soutient depuis quelque temps déjà, 2009 en fait. Juste après LA crise, bien que celle-ci n’ait en réalité pas grand-chose à voir avec le numérique. C’est pourtant à ce moment-là que nous sommes entrés dans l’ère de l’économie numérique. « Nous », consommateurs exigeants, représentons la « multitude ». Désormais adeptes de l’ultra-personnalisation, nous nous sommes définitivement détournés de modèles passés. Exit la consommation (et la production) de masse. Nous n’y reviendrons plus. La révolution numérique est passée. Les barbares du nouveau monde, ces entrepreneurs des temps modernes, l’ont bien compris. La ligne de conduite est claire : puiser dans l’effet réseau pour réussir. « Tout va changer ! » et voici comment. Bienvenue dans l’âge de la multitude.

De la « Valley of Heart’s Delight2 » à la Silicon Valley
C’est là où tout a commencé. Au milieu des vergers. Un rapide coup d’œil dans le rétroviseur nous ramène aux années 90 dans la Silicon Valley où plusieurs « nerds », comme Larry Page (fondateur de Google) créèrent leurs start-up. Tels des enfants jouant dans un bac à sable, ils grouillaient de créativité pour préparer leurs assauts futurs. Des investissements massifs venus s’y concentrer ont donné un 2e souffle à la Silicon Valley, de l’argent du gouvernement américain (dépenses militaires, énergie, entre autres), mais aussi du capital-risque privé. Pendant que nos élites françaises prenaient ces jeunes geeks pour des « agitateurs », ces graines d’entrepreneurs prêts à tout ont grandi de façon fulgurante, retournant sur leur passage plusieurs filières, comme les tornades qui traversent de plus en plus cette région du monde. Avec l’explosion de la bulle, beaucoup d’entreprises sont mortes aussi vite qu’elles étaient nées. D’autres leur ont emboîté le pas. Ainsi sont nés les barbares.

Les États-Unis sont-ils en train d’envahir le monde ?

Nicolas COLIN (NC) : Les Américains ont ouvert la marche. Ils se sont fait la main sur des secteurs « faciles ». Ils ont dominé, nous avons échoué. Nous n’avons pas préempté de positions dans les secteurs immatériels (musique, livre, media…) où il y avait une place à prendre. Ceux-ci, peu réglementés, n’exigeaient pas d’investissements massifs de la part des entrepreneurs. À présent, la 2e vague de barbares tente sa chance du côté de secteurs que l’on croyait intouchables : énergie, même nucléaire, agriculture ou encore santé. Plus aucune barrière ne les arrête. Ces conquérants appliquent les mêmes recettes que leurs prédécesseurs à des filières plus réglementées ou nécessitant des investissements en infrastructures importants. Ceci explique les valorisations et montants sans précédent dans les levées de fonds. Eh oui, cela coûte plus cher de déployer Uber que Google ! Les barbares attaquent une filière et remontent littéralement la chaîne de valeur. Pour la santé, la valeur était dans le traitement. Aujourd’hui, elle s’est déplacée vers le diagnostic. Demain, les médecins pourraient n’être que des sous-traitants.

Quels sont, en France, les obstacles culturels qui freinent la transition numérique ?

NC : Premier frein, en France, la protection de la vie privée passe avant la satisfaction du marché. Ensuite, notre culte pour la technologie nous enferme. Le numérique, ce n’est pas que la technologie. Nos ingénieurs, tout comme les sociétés pour lesquelles ils sont formés et destinés, excellent dans l’optimisation et non dans l’innovation. Ils n’ont pas acquis de culture entrepreneuriale mais sont techniquement les meilleurs. Ils sont payés moins cher et, de surcroît, souvent sur des fonds publics (crédits d’impôt recherche). Comment voulez-vous qu’ils soulèvent des montagnes ? Et puis, relevons enfin qu’un entrepreneur de la Silicon Valley qui fait fortune réinvestit cet argent pour continuer à développer. Réflexe moins courant chez nous puisque nous misons sur l’immobilier ou bien nous courons en Belgique. Tant que le capital sera prisonnier, les entreprises françaises seront incapables de dévérouiller leur marché local. En résumé, le numérique, c’est avant tout une affaire d’alliances.

Effet réseau & multitude

Le monopole est-il le nerf de la guerre pour les barbares ?

NC : La base de tout tient à la qualité irréprochable du service à la clientèle et aux innovations en continu pour entretenir l’effet réseau sur lequel tout le marché repose. à partir du moment où un entrepreneur commence à s’allier à la multitude, c’est la multitude qui l’emmène – naturellement – vers un monopole. Dans cette nouvelle ère, c’est tout ou rien. Tant que Google satisfait ses utilisateurs, il n’y a aucune raison pour qu’un autre réussisse à prendre sa place. Par contre, un faux pas et les utilisateurs seront ultra-disponibles. De ces assauts naissent des géants aux pieds d’argile. L’effet réseau confère à leur chute les mêmes caractéristiques que leur ascension : une accélération exponentielle et un changement d’échelle mondial. Aucune place pour le rattrapage ! Dans le monde « ancien », nous laissions les Américains prendre les devants. Une fois que l’on avait compris, on faisait grandir notre entreprise en grignotant la moitié du marché (ex : Airbus vs Boeing), puis nous passions en rythme de croisière en optimisant toujours plus nos processus. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, il faut courir et courir vite sans s’arrêter et innover.

Comment préserver l’intérêt général dans ce nouveau contexte ?

NC : Avez-vous déjà rencontré l’intérêt général (IG) ? C’est un grand désaccord historique entre la France et les Anglo-Saxons. Pour moi, l’IG se définit comme l’objectivation des intérêts d’une avant-garde, représentative du plus grand nombre. Hier, c’étaient les ouvriers, dans un modèle où l’usine était le cœur du système, les institutions les protégeaient contre les risques et permettaient de mieux négocier avec les employeurs. Les citoyens n’attendent pas, ils déploient eux-mêmes des alternatives qui facilitent leur vie. C’est pour cela qu’il est intéressant d’observer les nouveaux acteurs : collaboratif, freelance… ils sont en train d’inventer des mécanismes d’entraide et de couverture sociale de demain.
Les pouvoirs publics prendront-ils à temps le relais pour opérer un changement d’échelle ? à quand l’équivalent de la Sécurité sociale adaptée à l’économie numérique et aux nouvelles formes de travail ? Espérons seulement que toute une génération ne sera pas sacrifiée le temps de trouver une réponse satisfaisante.


« Salut à tous. Je m’appelle Elon Musk. Je suis le fondateur de SpaceX. Dans cinq ans, vous êtes morts. » Même pas peur ! Son bac à sable s’appelait Zip2 et PayPal. à la sortie, Elon Musk chamboule le spatial, l’automobile (Tesla) et l’énergie. Rien de moins pour cet ingénieur néo-zélandais qui investit, réduit les coûts, puis encaisse et réinvestit. Il choisit ses industries pour poursuivre son idéal, « sauver l’humanité ». Il impose sa stratégie et ses prix, et tour à tour bouscule les acteurs traditionnels. Voilà à quoi ressemble un barbare. L’entrepreneur agile refuse l’impossible, attire les plus gros portefeuilles malgré la folie de ses projets, et part à la conquête du monde, obsédé par l’expérience client irréprochable.

Quotation

Quand les barbares attaquent aussi les institutions

Vous qui avez un pied dans les institutions publiques, quel regard portez-vous sur cette transition ?

NC : « Je suis bien servi par Google, je suis bien servi par AirBnb, je deviens intolérant à la manière de me servir qu’ont les acteurs traditionnels, SNCF, la Poste ou d’autres services, publics notamment. Nous sommes habitués à la qualité du service du numérique et cela fait un moment que le citoyen ne comprend plus pourquoi tout ne marche pas aussi vite dans tous les domaines. La transition en cours appelle de toute urgence de nouvelles réponses. Celles qui manquent à l’appel sont les institutions. Pour le moment, il persiste encore trop de craintes : utilisation malveillante de nos données personnelles, bouleversement profond de notre économie et pertes d’emploi, engendrant de profonds blocages. Mais au lieu de freiner, apprenons à rémunérer toutes les contributions, valorisons notre valeur globale professionnelle, y compris notre partie de vie non rémunérée, ou encore, revoyons notre protection sociale.

Avez-vous des pistes à soumettre ?

Les défis politiques sont de taille. Les crises de légitimité et de confiance fragilisent le cœur de notre système démocratique. Les changements à conduire sont nombreux : de la gestion même de l’administration à la fiscalité, en passant par une éducation et une protection sociale adaptées aux nouvelles formes de travail. Paradoxalement, l’État s’allie déjà à plusieurs égards à la multitude d’individus (citoyens et bénéficiaires), ce qui devrait lui faciliter la tâche. L’engagement de certains citoyens devrait rendre les politiques publiques plus dynamiques, mieux acceptées car plus personnalisées et ainsi globalement moins coûteuses à mettre en œuvre. Plus concrètement, notre livre L’âge de la multitude étaye quelques pistes : faire naître un « État-Plateforme », apprendre à prélever l’impôt sur une valeur qui se crée à l’extérieur des organisations, sortir l’éducation d’une logique de dressage ou encore soutenir l’innovation davantage que la technologie.

bool(false)