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le 27 août 2018

Le déconnexion des élites

Journaliste au Monde, Laure Belot s’intéresse à tout ce qui émerge, le numérique, donc, mais pas seulement. Véritable traqueuse de signaux faibles, elle tente de comprendre dans quel sens va la société. Auteure de l’ouvrage La déconnexion des élites (éditions Les Arènes), aujourd’hui best-seller, Laure Belot a été la première étonnée de la viralité rencontrée par cette problématique. Tout commence un soir de décembre 2012 par un tweet qui va enflammer la Toile. Depuis, Laure Belot donne des conférences partout, devant tous types de publics. Ce sont même souvent des assemblées composées de ces fameuses élites qui la sollicitent. Conscientes d’être déconnectées, elles cherchent des solutions pour rattraper le train en marche. Retour sur la naissance d’un livre qui a définitivement secoué ces élites qui nous gouvernent.

Tout aurait commencé par un Bon Coin ?

Laure Belot (BL) : Oui ! Décembre 2012, nous sommes à un an du fameux tweet qui fera beaucoup de bruit. À cette époque, je travaille sur une enquête qui concerne Le Bon Coin. Dans le cadre de cette enquête, je prends contact avec des experts, des artistes, des chercheurs, des sociologues… et là, surprise, aucune de ces personnes ne connaît Le Bon Coin. Deuxième surprise, plus inquiétante, ces personnes n’ont pas envie de s’y intéresser. Et même, certains se vexent qu’une journaliste du Monde les appelle pour parler du Bon Coin. Il y a donc bien un décalage, et ce décalage, je vais le retrouver dans de nombreux domaines. Qu’il s’agisse du Big Data, de l’emploi, de la finance entre particuliers, de l’éducation, de l’expression politique des jeunes sur les plateformes, etc., les élites sont perdues. Fin 2013, ces différents constats m’ont amenée à écrire un article : Les élites débordées par le numérique. Je ne m’attendais pas du tout au déferlement de réactions que ce papier, relayé par un tweet, a provoqué. Plusieurs milliers de vues sur le blog en quelques jours, des centaines de partages et surtout des courriels du monde entier envoyés par une communauté de francophones et de francophiles qui me disait que j’avais vraiment touché quelque chose du doigt. C’est à partir de là que j’ai eu l’idée d’écrire ce livre. Depuis, je suis moi-même débordée par les élites débordées !


Le numérique soulève des questions éthiques, provoque des luttes de pouvoir, mais révèle aussi des potentialités énormes pour fendiller les plafonds de verre, notamment concernant le financement des entreprises créées par femmes (près de la moitié des start-up financées par financement participatif sont portées par des femmes).

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Lost in Digital

Comment expliquer une telle déconnexion des élites ?

LB : La société avance vite, bien plus vite que certaines élites, souvent dépassées. Bien sûr, il y a un effet générationnel, mais pas seulement. Il est aussi question d’ouverture vis-à-vis de ce qui est en train de se passer dans la société. Des responsables économiques, syndicaux, mais aussi des penseurs découvrent une société qui ne les attend pas. De plus en plus nombreux, les citoyens se saisissent de leurs ordinateurs et téléphones (en Afrique, l’étape de l’ordinateur a été sautée). Ces citoyens sont en train de tester, d’imaginer, d’apprendre, de contourner les lois, sans forcément être dans l’illégalité. Leur objectif est d’apprendre, de s’exprimer, d’agir et de consommer différemment.

Y a-t-il des secteurs plus touchés que d’autres par ces mutations ?

LB : Le débordement aujourd’hui se retrouve dans l’économie, l’éducation, la recherche, la politique, mais aussi dans la formation même des nouvelles élites. Nous assistons à une transformation du monde bien plus rapide que le temps de construction d’une société.

Comment réagit le monde universitaire face à ces changements majeurs en matière d’éducation ?

LB : Un des premiers à réagir sur ces transformations est Sebastien Thrun, professeur d’intelligence artificielle à Stanford. En 2012, il crée un service de MOOC dans sa discipline. Son premier cours sur l’intelligence artificielle a été suivi par 160 000 étudiants de 10 à 70 ans, en provenance de 190 pays. Parmi les 400 élèves les plus brillants de ce cours, aucun ne venait de Stanford… Ce professeur a donc compris qu’il y avait vraiment quelque chose à creuser. C’est pourquoi il a créé Udacity, une plateforme sur laquelle la moitié des cours n’est pas donnée par des professeurs traditionnels. Il s’agit d’industriels, de penseurs, d’acteurs de la société ou de jeunes talentueux qui ne seraient pas éligibles en tant que professeurs. Il y a beaucoup de talents en dehors du monde académique et, selon Sebastien Thrun, c’est une hérésie de s’en priver.


Les Doers, vous connaissez ? Ce sont des faizeux, des gens qui ne comptent sur personne d’autre qu’eux-mêmes pour régler leurs problèmes et qui partagent leurs solutions avec le plus grand nombre. Dans le domaine de l’éducation, par exemple, une génération de Doers est en train de tester pragmatiquement de nouvelles solutions de transmission du savoir. Aux États-Unis, l’exemple le plus emblématique est celui de Salman Kahn, un jeune trader qui décide de prendre en main les cours de maths de sa nièce. Il crée des petits modules vidéo pour elle sur les différentes leçons, et les met en ligne. Beaucoup d’enfants s’en sont alors emparés. C’est un succès énorme

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Passe ton code d’abord

Cette révolution « par la base », c’est nouveau ?

LB : Quand Gutemberg a inventé l’imprimerie, c’était pour les catholiques, et, contre toute attente, les responsables catholiques ont rejeté cette innovation immense. Ce sont les marginaux, les marchands, les protestants réformés qui s’en sont emparés. La tentation pour les pouvoirs en place de figer la société par un contrôle est grande, mais les marges ont toujours fait bouger les choses. Nous sommes au sein d’un cycle qui se répète. La seule différence, et pas des moindres, c’est que tout va beaucoup plus vite et que l’échelle est mondiale.

Toutes les élites sont-elles dépassées ?

LB : Les nouvelles élites ne sont pas toutes dépassées, bien au contraire, on parle des GAFAS, mais il y a aussi leurs homologues orientaux, comme Alibaba, ou Rakuten. Dans les 25 premières fortunes mondiales, six proviennent du code informatique. Des pouvoirs économiques se mettent en place. Ces dirigeants comprennent les technologies et comprennent comment la monétiser. Comme vous le savez, rien n’est gratuit sur internet, nous sommes les marchandises. 90 % de nos données sont absorbées par les États-Unis et la Chine. Ces données permettent à tous ces énormes groupes d’acquérir beaucoup de valeur économique. Au sein de ces structures, on retrouve de nombreux King Coders. Les King Coders ce ne sont rien de moins que la nouvelle élite mondiale. Ils sont 150 000 à 200 000 personnes dans le monde, dont de nombreux Français, ce sont des personnes qui ont des capacités en mathématique hors du commun. Elles sont capables de donner énormément de valeur à des produits informatiques, notamment sur smartphones. Quand Facebook annonce qu’il va acheter pour 500 millions de dollars une application produite par une entreprise qui embauche dix salariés, c’est que sur ces dix salariés, huit sont des King Coders


La société avance vite, bien plus vite que certaines élites, souvent dépassées. Bien sûr, il y a un effet générationnel, mais pas seulement. Il est aussi question d’ouverture vis-à-vis de ce qui est en train de se passer dans la société

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La fin des pyramides

Les jeunes peuvent-ils changer la société « en ligne » ?

LB : Le numérique est devenu pour beaucoup de jeunes une façon de se construire dans la société. En cherchant des témoignages de jeunes qui souhaitent se passer d’intermédiaires dans la société, j’ai récolté beaucoup de témoignages de personnes qui consomment en ligne, qui échangent entre particuliers, etc. Également, plusieurs jeunes m’ont raconté comment ils sont en train de devenir acteurs de la société, m’ont confié leurs souhaits de changer cette société d’un point de vue politique par le numérique, et ça, c’est très intéressant.

Le rôle de l’État doit-il changer ?

LB : Nous ne sommes plus au moment où un acteur seul détient les solutions et le monopole légitime pour les mettre en place, il faut que l’État devienne un animateur de communauté. Daniel Kaplan, de la Fing, dit que la société s’est construite sur un duo État-entreprise et que maintenant il faut la construire sur un triptyque avec la société civile. Mais comment faire, en France ? Notre pays compte 300 000 start-up, 60 000 autoentrepreneurs, beaucoup d’innovations et d’idées naissent en France, mais le pourcentage d’entre elles qui deviennent importantes est infime. Dans l’hexagone, la seule start-up devenue importante, c’est Free.

Nous avons beaucoup d’idées, d’excellents codeurs, mais beaucoup de mal à les financer. Quel espoir mettez-vous dans votre livre ?

LB : Le but de ce livre était que les gens s’en saisissent et je suis ravie de constater que c’est le cas. Il y a bien une logique, une lame de fond sociétale. Malgré la France qui aime les pyramides et les silos, les citoyens se saisissent de ce livre, c’est très optimiste dans tout ce chaos que semble drainer le numérique.

INFOS +

Élites paumées : mode d’emploi

Chères élites, pas de panique, tout n’est pas perdu. Ce n’est pas parce que vous êtes nées avant 1990 que vous ne pouvez pas prendre votre part dans la joyeuse révolution numérique que nous vivons. En effet, être « Digital », c’est aussi dans la tête que cela se passe. Dans l’entreprise, il ne suffit pas de travailler avec un casque vissé sur les oreilles et de porter une chemise à carreaux pour avoir tout compris. Le nerf de la guerre en matière de numérique, c’est la captation des signaux faibles. Si certains signaux restent faibles, d’autres grossissent et deviennent des géants. Par exemple, Napster, il y a quinze ans personne n’aurait parié dessus ; aujourd’hui ce concept a révolutionné l’industrie de la musique. Ces signaux faibles sont trop souvent ignorés par le haut de la pyramide qui ne prend au sérieux que les tendances lourdes, évidentes. Alors, comment faire ? Les questions à se poser sont les suivantes : qui sont les gens qui ont des idées dans ma structure ? Comment puis-je les valoriser ? Les idées venant souvent des marges, il est difficile dans les organisations pyramidales de les capter et de les promouvoir. Et pourtant, il faut accepter que des idées plus subtiles soient prises en compte. Il faut aussi accepter de s’entourer de personnes plus brillantes que soi (et parfois c’est dur !) et avoir conscience de ses limites. C’est ce qu’ont fait Mark Zuckerberg et Bill Gates, qui ne sont pas des amateurs. Le numérique, c’est donc en quelque sorte lâcher le pouvoir, parfois au profit de personnes qui ont moins de diplômes, mais ces personnes peuvent avoir des idées que vous n’avez pas, et en cela, c’est une vraie révolution culturelle interne.

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